Présidentielle J-9 : la campagne vue par le documentariste Paul Moreira

Journal à cent voix | Jusqu'au 22 avril, Télérama.fr publie le journal de campagne de cent personnalités du monde culturel. Aujourd'hui, le documentariste d'investigation Paul Moreira.

Le 13/04/2012 à 16h47  ( http://www.telerama.fr/idees/presidentielle-j-9-la-campagne-vue-par-le-documentariste-paul-moreira,80207.php )

Ce document vidéo avait été mis sur la toile par une main anonyme (et salutaire) au moment de la campagne présidentielle de 2007. Il était à l’époque, passé totalement inaperçu. C’était pourtant une expérience chimiquement pure. Une démonstration en images de la véritable nature de l’animal politique Sarkozy. Non pas un grand politique (on le sait maintenant, il aura gouverné par spasmes et – que l’on soit d’accord ou pas avec ses idées – n’aura rien changé au pays) mais un spin doctor de talent.
Le bien public lui importe mille fois moins que la façon dont son image sera perçue. Et comme tous les bons spin doctors, sa préoccupation est de créer les termes du débat public. Si possible autour d’une émotion publique, d’un sujet conflictuel qui lui donne des jambes plus longtemps.

Un exemple ? En 2003, souvenez vous, les spin doctors américains avaient réussi à répandre partout comme un mantra cette expression obsédante : les « armes de destruction massive » de Saddam Hussein (un mensonge qui a justifié l’invasion de l’Irak). Brian Eno, musicien et visionnaire, avait alors usiné un terme pour cette nouvelle forme de manipulation des foules : la Prop-agenda. « Ce n’est plus vraiment de la propagande, c’est de la “prop-agenda”. Il ne s’agit plus du contrôle de ce que nous pensons mais du contrôle de ce à quoi nous pensons. Quand nos gouvernements veulent nous vendre une mesure, ils s’assurent qu’elle est la seule sur l’agenda, la seule dont tout le monde parle. » (The Observer, 17 aout 2003)

Puisque nous sommes en pleine campagne électorale et que Télérama me donne carte blanche, j’ai voulu revenir sur ce petit objet vidéo injustement oublié. Lui donner une seconde vie à la lumière de ce qu’on sait de Sarkozy aujourd’hui. Regardez le. Il ne dure qu’une dizaine de minutes.


C’est une version in extenso de l’événement de la dalle d’Argenteuil. Celui où Nicolas Sarkozy lâchera sa fameuse phrase : « On va vous débarrasser de cette racaille ». Nous sommes le 25 octobre 2005, en pleine nuit, il amène les caméras sur la ZUP d’Argenteuil. Il vient délivrer une conférence de presse nocturne du ministre de l’intérieur dans un des commissariats Fort Apache de banlieue. Il y a tout. Le bruyant cortège de voitures officielles, l’escorte policière, les gyrophares, les motards et surtout l’essaim des caméras et leurs lumières qui font un halo autour de Nicolas Sarkozy, ministre de l’Intérieur et candidat permanent à la présidence de la République dont les élections se tiennent dans 18 mois…

Les habitants de la ZUP n’en croient pas leurs yeux. Un gosse rigolard lâche une analyse synthétique qui vaut bien une chronique à @rrêt sur Images : « Tez-ma le cortège, on dirait un mariage !... » Sur la dalle, il y a un mélange de jeunes chahuteurs et de pères de famille. Avant même qu’un quelconque incident n’éclate, regardez comment les Brigades anti-criminalité (BAC) repoussent les badauds. Physiquement. Sans ménagement ni politesse. Premières tensions. Certains résistent : « Me touchez pas, j’ai le droit de regarder… »

S’il y avait une mince chance que la visite se passe dans un calme relatif, elle vient de s’évanouir. Dès que le ministre arrive, un cri fuse : « Sarko, on t’encule… ». Puis des projectiles (légers…) pleuvent. De ce moment hautement télégénique, les caméras ne loupent rien. Un journaliste de RTL tend son micro :
– Vous vous attendiez à cet accueil ?...
– Tout à fait, c’est même pour ça que je suis venu…, réplique Nicolas Sarkozy. 
– Y’a du boulot, dit le journaliste qui semble, à son corps défendant, réciter la partition que l’événement impose.
– Oh oui, y’a du boulot, rétorque Sarkozy, sur du velours…

Quelques mètres plus loin, une femme surgit dans le champ des caméras. Elle a une trentaine d’années, elle est maghrébine. Elle porte une écharpe noire :
– Monsieur Sarkozy, vous allez faire quelque chose pour nous ?
Sarkozy dégaine aussitôt :
– Ah oui, ça je vais faire quelque chose pour vous…
Ensuite, Sarkozy répond à la question d’une journaliste hors champ. Il raconte qu’il va venir « systématiquement » dans ces quartiers et que les honnêtes gens vont pouvoir dormir tranquillement… Tous ces engagements dont on sait aujourd’hui qu’ils ne seront jamais tenus, puisqu’il va réduire massivement la présence policière sur les quartiers ghettos. Certaines cités vont se retrouver livrées totalement à elles-mêmes. Mais, ça à l’époque le public l’ignore encore. Et tout est mis en scène pour qu’on croit cette fiction. Un grand danger, les cités terribles, la nuit, la violence et un homme qui se lève et qui le dit haut et fort : il va les sauver et il reviendra aussi souvent qu’il le faudra, il s’y engage…

C’est alors que la petite dame en noir intervient à nouveau. Elle balbutie comme quelqu’un qui n’a pas bossé son texte :
– VousnounouVounounou…
Sarkozy a deviné qu’elle voulait dire :
– Vous nous le promettez ?
– Oui madame, je vous le promets.
Juste après, le ministre de l’Intérieur lève la tête vers les fenêtres qui le surplombent et promet à une habitante invisible qu’il va la « débarrasser de toute cette racaille ». La caméra ne coupe pas et trois secondes plus tard, avec la prestance du maître d’hôtel menant des clients vers une bonne table, Sarkozy s’adresse aux caméras :
– Si vous voulez rentrer…

Le cortège s’engouffre dans le commissariat d’Argenteuil pour une conférence de presse. A l’entrée, la sécurité filtre étroitement. Tout le monde s’entasse pour écouter l’annonce d’une série de mesures contre la délinquance. Il y aura en permanence 17 compagnies de CRS et sept escadrons de gendarmerie. Soudain, juste à côté de Nicolas Sarkozy, revoilà la femme maghrébine à l’écharpe noire. Qui l’a placée là alors que les mesures de sécurité sont maximales ?

Le ministre prend à témoin les caméras et se lance dans une interview en règle de la dame. Une interview où il fait les questions et la plupart des réponses aussi :
–Tenez, cette dame, elle m’a interrogé, je ne vous connaissais pas, hein, madame… Vous habitez le quartier ?...
– Oui, j’habite le quartier.
– Voilà… Et vous êtes pour les droits de l’homme, aussi ?...
–  Oui, pour les droits de l’homme, c’est ça…
– Parfait… Voilà, et vous êtes descendue en tenue du soir (il désigne ses pieds qu’on devine chaussés de pantoufles)
– Oui, pour vous dire ce que j’apprécie…
– Voilà, ben dites-le, c’est tout (on sent une petite irritation poindre dans la voix du ministre qui trouve que sa cliente n’est peut-être pas à la hauteur…)
– Mais oui, c’est vrai, c’est pour avoir le droit de… le droit de… (elle semble chercher son texte…)
– De vivre !...
– De vivre, voilà, tout simplement… Si je suis sortie comme ça, c’est pour ça…
– Et on peut pas dire que madame refuse les jeunes du quartier, poursuit Nicolas Sarkozy. Parce que j’imagine que vous êtes du quartier ? Vous êtes de la même origine que les jeunes du quartier ? Sans être indiscret ?...
– Oui, oui… C’est ça…
– Et vous ne supportez plus cette ambiance ?
– Non.
A ce moment, le ministre se tourne vers les journalistes :
– Interrogez d’autres habitants du quartier, ils vous diront tous la même chose. (Il revient à nouveau à la dame en noir). Vous pourrez leur dire qu’il y aura la police dorénavant.
– Oui, quand il y a la police on est plus en sécurité quand même… »

En 2005, ayant moi même visionné sur la longueur les images de l’évènement, je m’étais attaché à cette petite dame à l’écharpe noire qui ne sonnait pas juste. J’ai retrouvé des militants associatifs qui habitent l’immeuble surplombant le commissariat. Je leur ai montré sa photo puis la bande vidéo. Inconnue. Ce n’est pas une voisine. Personne n’a réussi à retrouver la femme « descendue spontanément de chez elle en chaussons » pour se lancer dans ce duo inoubliable avec un ministre de la République. Comment le cabinet du ministre de l’Intérieur a-t-il pu mettre en scène aussi délibérement le témoignage d’une « habitante » sans vérifier qu’il ne s’agit pas d’une mythomane, d’une déséquilibrée ou d’une affabulatrice ?

Par la suite, Nicolas Sarkozy s’aventure avec son escorte dans un hall d’immeuble. Et là, se passe quelque chose d’imprévu.
Une habitante, articulée, calme, ne cherchant pas ses mots, va courageusement à sa rencontre. Et elle lui dit qu’il y a très peu de problèmes ici. Pas de grande délinquance. Qu’on vit bien. Que parfois des jeunes sont turbulents mais rien qui rende la vie impossible. Qu’il suffirait d’une présence policière normale, la nuit pour que ça s’arrange. On voit le visage de Nicolas Sarkozy se décomposer. Il aimerait bien que les caméras ne traînent pas trop sur cette inconnue qui est en train de lui gâcher son show. Il invite d’autres personnes à parler. Mais la petite dame insiste. Elle reprend la parole.

Et elle se fait tancer avec un mépris rare. Sarkozy lui assène qu’elle ne sait rien. Elle habite là mais elle ne voit pas ce qu’il faut voir. Lui il voit. Lui, il sait. Les réseaux de trafiquants, de voleurs de voitures… La seule chose qu’il souhaite, c’est qu’elle se taise. Et bien sûr, il y parvient. De tout cela, la télévision ne retiendra que l’épisode de la « racaille ». Pris comme un stigmate collectif par l’ensemble de la population des banlieues, il va résonner quelques jours plus tard lors des émeutes urbaines les plus violentes qu’ai jamais connu le pays.

Sarkozy assume ces propos violents. La racaille, les cités qu’il veut nettoyer au Karcher, car il sait qu’il va occuper l’agenda avec ça, créer le débat. Il sera attaqué et il pourra se défendre. Il est bon dans les duels. Bon dans les joutes verbales. C’est une sorte de champion de ping-pong qui ne veut jamais lâcher un point. Son unique vrai problème, c’est le réel… Il ne sait pas comment faire avec le réel. En septembre 2006, quelques mois après cette scène à Argenteuil, où il avait promis sa présence « systématique » et qu’il allait débarrasser les braves gens de la « racaille », sortait un rapport embarrassant pour lui (Le Monde, 20 septembre 2006.)

Un rapport interne du préfet de police de Seine-Saint-Denis, le département le plus dur . Le fonctionnaire y dénonçait la « diminution très perceptible » du nombre de fonctionnaires affectés à la sécurité publique. L’explosion de la délinquance, écrit-il, est liée au développement des inégalités économiques : « Les écarts se creusent, les envies s’exacerbent. » Résultat : les vols avec violence ont augmenté de 22,62% et la part des mineurs dans ces actes est passée à 47, 67%. Nicolas Sarkozy est furieux. Il convoque une vingtaine de commissaires dès le lendemain. D’après Le Canard enchaîné, il les traite de « crétins », « incapables » et de « connards » (Le Canard enchaîné, 27 septembre 2006).

Ce que révèle la lettre du préfet : malgré les promesses du ministre, les moyens n’ont pas augmenté. Le commissariat du Bourget, sensé symboliquement nettoyer « au Karcher » la délinquance à la Courneuve a vu ses effectifs diminuer de 20%. A Drancy, il n’y a qu’une unique voiture de patrouille. Les seuls effectifs supplémentaires mobilisés : 225 CRS qui savent gérer les émeutes mais pas garder la paix. Depuis la disparition de la police de proximité, les interventions sont devenues para-militaires et génératrices d’affrontements. Désormais, dit un gradé, « nous allons partout mais seulement en commando et pas très longtemps ».


Paul Moreira
a été identifié dans le documentaire d’investigation. Après avoir tiré quelques années à l’agence CAPA, il entre à Canal + en 1999 et monte une équipe autour du magazine d'investigation 90 minutes, puis Lundi Investigation. En 2006, il quitte Canal +,  mais réunit une nouvelle bande de journalistes autour de lui : c'est Premières Lignes. L'individu a été vu en Irak, en Syrie, en Somalie et dans d’autres zones de conflit. Mais il peut aussi s’intéresser aux affaires politiques ou à la publicité pour enfants. Il a aussi commis quelques livres, dont Les Nouvelles Censures, Robert Laffont, dont il semble s'être inspiré pour cette chronique.